LA VIEILLE, L'IDOLE ET LES OISEAUX
Flanqué de reporters, photographes et gorilles
Je paradais très fier au jardin des Tuileries
Assise sur un banc, une vieille en haillons
Donnait de son pain blanc à des oiseaux gloutons
"Ah !" dit le photographe, "Quel merveilleux tableau!
Approche-toi mais fais gaffe! N'effraie pas les oiseaux !"
Je m'approchai du banc mais les petits pierrots
Ça pose pas gentiment, ça s'envole aussitôt
Pardonnez-moi, madame !
Je ne suis qu'une pauvre idole
Et j'ai vendu mon âme à la gloire frivole
Je dois vous déranger pour la photographie.
Je dois vous demander un peu de votre mie
Les oiseaux reviendront se poseront sur ma main
Et ce sera tout bon pour "Salut les Copains» !
Monsieur, détrompez-vous ! Ça fait dix ans que je viens.
Les oiseaux sont pas fous, ils me connaissent bien
Ils m'appellent Nono, ils mangent dans ma main
Mais n'iraient pas chez vous au comble de leur faim
La veille, bon gré mal gré, me donna de son pain.
J'étais pas rassuré quand je tendis la main
Pardonnez-moi, madame !
Attirés par le ventre, les petits cabotins
S'alignèrent comme des chancres attendant le festin
Oui les petits oiseaux revinrent tout confiants.
Certains faisaient le beau pour passer en gros plan
La vieille s'est levée, a pris son balluchon
Puis elle s'est retournée et en baissant le front
Elle m'a regardé, les larmes dans les yeux
« Que l'on m'eût poignardée, je m'en sentirais mieux ! »
Et la vieille meurtrie, titubant pas-à-pas
A traîné ses guenilles du côté de l'Alma
Pardonnez-moi, madame !
Quand elle eut disparu, le diable m'a crié
"C'est toi qui l'a voulu ! C'est toi qui l'a poussée
À se passer au cou le monde au bout d'une chaîne
Et sauter de dégoût dans l'oubli de la Seine !"
Mais moi déchu, perdu, moi le briseur de rêve
Je me serai pendu, c'est la mort la plus brève
J'ai couru comme un damné, crachant sur le démon
Jusqu'à ce que je distingue une ombre sous le pont
Et au bord de la Seine, de joie, j'ai fait des bonds
Car la vieille, sereine, causait aux petits poissons !